Une recette mémorable

Comme toutes les semaines, Marie prépare un gâteau pour son mari. Elle choisit des ingrédients précis et chaque étape de la recette est suivie avec une attention qui frôle le comportement obsessionnel. Marie réussira-t-elle son gâteau ?

Une recette mémorable a été lauréate du concours Rue des Nouvelles du festival « Rue des livres » 2020 à Rennes. Elle a été publiée dans La Grenouille à grande bouche, revue collaborative. Le thème imposé était « Sur le bout de la langue ».

Une recette mémorable

Emmitouflée dans son vieux manteau, elle descendit dans le jardin. Des étoiles de givre couvraient les plantes et elle se hâta de rejoindre le poulailler. Ses Coucous de Rennes picoraient leur ration de graines. Elle récupéra les trois œufs dont elle aurait besoin.

Marie rejoignit sa cuisine, s’accorda une minute pour se réchauffer, puis ceignit son tablier. Comme tous les dimanches, la vieille dame se mettait aux fourneaux avant de rejoindre son mari.

Cela faisait plusieurs années qu’ils étaient séparés. Vers soixante ans, la lassitude s’était installée et ils avaient décidé de faire chambre à part. Malgré ce premier éloignement, ils avaient vite remarqué que ce n’était pas suffisant, alors, pour leur soixante-cinq ans (et quarante ans de mariage tout de même), ils s’étaient offert un appartement. Marie avait gardé la vieille maison et Raymond avait emménagé dans sa garçonnière.

Elle sortit un pot de yaourt de son réfrigérateur. Le choix du laitage était important. Il devait être brassé pas trop ferme, et surtout non sucré. Elle allait le chercher tous les samedis chez le crémier du marché. Quelle peur elle avait éprouvée lorsque celui-ci lui avait annoncé sa retraite ! Elle sourit  inconsciemment : elle avait appris que la crèmerie serait reprise et son savoir-faire préservé.

L’huile, la farine, la poudre à lever et le sucre rejoignirent bientôt le yaourt et les œufs sur le plan de travail.

Elle pratiquait la recette depuis le premier dimanche où ils avaient emménagé ensemble. Seuls les convives autour du gâteau changeaient au cours du temps. Elle versa le yaourt dans son saladier et garda le pot pour doser les autres ingrédients.

Le soleil tombait sur sa table de cuisine. Elle attrapa le sucre – elle achetait toujours la même marque depuis cinquante ans – et en remplit le pot de yaourt pour le vider dans le saladier. Elle entreprit un un touillage énergique avec la cuiller en bois, les grains de sucre crissant contre la paroi de verre.

La farine avait été une source de difficulté immense. Elle avait essayé de nombreuses marques, chez différents fournisseurs, sans comprendre pourquoi sa préparation n’avait plus l’onctuosité d’antan.   Sa recette nécessitait une mouture à sec, qui avait périclité dans les grands moulins au profit de procédés financièrement plus efficaces. Après maintes déceptions, Marie avait trouvé un vieux moulin associatif dont les meules tournaient encore à la force de la rivière.

Elle remplit le pot de yaourt, arasa la farine et la déversa en pluie fine sur son mélange. Sortant sa balance de précision, elle pesa les quelques grammes de levure nécessaires qu’elle ajouta à la farine. La cuiller tournait difficilement dans la pâte très sèche.

Elle saisit l’huile, ouvrit le bouchon et porta le goulot à ses narines. L’odeur de tournesol était ténue comme il le fallait. Il y avait deux semaines, sa réserve avait ranci, le goût n’avait plus été le même et le gâteau avait fini à la poubelle. Le liquide rejoignit les autres ingrédients dans le saladier.

La cuiller traçait des sillons circulaires dans la pâte jaune poussin. Marie écrasait les derniers grumeaux contre le verre du saladier. La texture un peu visqueuse accrochait son ustensile. Elle souleva la pâte, notant avec satisfaction les déchirures se former.

Marie choisit une orange dans son panier à fruits. Elle la fit tourner dans sa paume, sentit l’odeur qui exhalait de la peau lisse, palpa pour vérifier la fermeté de l’agrume. Elle préleva un long serpentin d’écorce qui s’enroula sur la table puis déposa le zeste à l’intérieur de la pâte.

Elle sourit. Il était dix heures : elle allumait son four dans les temps.

Tirant son moule à manquer, elle en beurra consciencieusement les bords puis saupoudra un peu de farine. Il fallait un beurre demi-sel, pour apporter le meilleur croustillant au gâteau. Le choix des ingrédients ne comptait que pour une portion de la réussite du dessert : il restait à maîtriser la cuisson.

Le four était chaud. Elle déversa la pâte dans son moule, raclant les bords pour ne rien gaspiller, puis retira l’écorce d’orange qui avait infusé durant le préchauffage. Elle goûta la pâte crue qui nappait le serpentin, autant par gourmandise que par minutie : c’était sa dernière chance de rectifier la recette si quelque chose n’allait pas.

Satisfaite de sa préparation, elle enfourna le plat, puis corrigea la position vers l’avant du four. Elle connaissait bien sa vieille gazinière et l’arrière trop chaud brûlait plutôt que cuisait.

Une odeur réconfortante remontait du four. Marie se baissa pour apprécier la cuisson. Le gâteau commençait à bomber. Au fond du four, la surface était rousse, tandis qu’à l’avant, elle était jaune pâle. Elle tourna le plat de 180° puis referma prestement la porte du four. La pâte gonflait uniformément. Un léger craquellement se faisait au milieu. Elle baissa la température.

Tout en surveillant sa préparation, elle observait les petits oiseaux à la mangeoire. Raymond la lui avait fabriquée il y avait au moins quinze ans : un de ses derniers actes de menuisier, en-dehors de menues réparations du quotidien. 

La lame du couteau sortit propre du centre du plat. Elle retira la préparation et l’entreposa sur le rebord de la fenêtre pour qu’elle refroidisse plus vite. Une volute de fumée s’élevait dans l’air glacial.

Il était onze heures et demi. Elle déjeuna d’un repas léger fait d’un œuf sur le plat, d’une boîte de légumes en conserve, d’un morceau de fromage et d’une orange sans zeste.

Il lui restait à préparer le glaçage. La recette ne comportait que deux ingrédients : du sucre glace et de l’eau. Cette apparence de simplicité cachait un dosage très technique pour atteindre la texture idéale, suffisamment liquide pour se répandre et suffisamment ferme pour qu’elle accroche à la surface du gâteau. Elle versa une grosse quantité de sucre et ajouta l’eau petit à petit pour éviter la création de grumeaux.

Après avoir récupéré puis démoulé son gâteau, elle mélangea vigoureusement le glaçage, puis le fit couler au centre du dessert. Le nappage s’épandit sur la pâte en aplat circulaire. Le geste devait être soigné pour que le glaçage s’écoule en épousant les aspérités de surface et forme un cercle régulier. Le liquide déborda bientôt sur les côtés comme de petites cascades blanches.

Treize heures. Marie allait pouvoir rejoindre son vieux mari. Elle se couvrit de son manteau pour sortir. Le nappage aurait le temps de glacer sur le trajet. La vieille femme se réchaufferait les mains au contact du plat tiédi par le gâteau.

Marie passa devant l’appartement de Raymond sans s’y arrêter. Elle n’avait cœur ni à le vendre, ni à le louer. Les rideaux gardaient la même position que lorsqu’il était parti. Les habits préparés sur le valet de nuit, les photos des petits enfants disposées sur chevalet, le double que l’aide médicale avait laissé sur le bahut de l’entrée, tout devait se recouvrir d’une pellicule grise de poussières.

Marie transporta son gâteau au yaourt jusqu’à la maison de retraite. Elle préférait ces mots au vocable rugueux et technocrate d’EHPAD. Les portes automatiques du grand porche triangulaire s’ouvrirent à son approche. Tenant son cadeau à déguster à une main, elle sonna pour qu’on lui ouvrît.

Justine actionna la porte du sas promptement. L’aide-soignante l’aida à se dévêtir de ses habits d’hiver tout en lui donnant quelques nouvelles de Raymond. Les visites de Marie avaient la régularité d’un métronome et le personnel de soins l’appréciait. Justine lui prépara le petit service du dimanche. Le couteau à bout rond rejoignit les cuillères et les assiettes dans un plateau imitation bois de la cantine.

S’armant de courage pour retrouver son mari tout en culpabilisant de penser ainsi, Marie se dirigea vers la salle de jeux. Elle traversa le couloir de linoleum verdâtre. De vieux spots dessinaient des ronds de lumière sur le sol. Des personnes de son âge marchaient sans but ; elles prenaient appui sur la rampe en plastique qui couvrait indéfiniment tous les murs.

Beaucoup disait que l’EHPAD sentait le vieux. C’était faux. Il sentait l’enfermement à vie. Il sentait les aînés confinés qui déambulaient dans les couloirs, confusément conscients qu’ils y resteraient prisonniers jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Des photographies collées au-dessus des sonnettes pour faire joyeux montraient les regards fixes de familles brièvement réunies. Quelques portes entrouvertes laissaient apercevoir un lit médicalisé dans un ersatz de chambre coquette. Des éclats de rire malséants résonnèrent brusquement dans une chambre, surprenants comme le hululement d’une chouette.

Elle se raccrochait à l’odeur du gâteau au yaourt.

La grande salle de jeux s’ouvrait sur un patio intérieur. Des plantes artificielles faisaient office de décoration. Des femmes sans âge étaient assises autour des tables hexagonales. La télévision en sourdine, il n’y avait pas grand bruit dans la vaste pièce. Raymond était appuyé sur une table, entourée des vieilles qui minaudaient  autour de lui. Marie les avait plusieurs fois surprises en train de le palper, de lui caresser la joue ou l’épaule, parfois l’entrejambe. Il riait béatement en retour.

Marie arriva à la table et lui souhaita bonjour. Il fronça légèrement les sourcils en réfléchissant intensément. Sa bouche s’étira en sourire, puis se figea une seconde. Il lui répondit en la prénommant Étienne, comme sa cousine décédée trois ans plus tôt.

Elle le corrigea, comme à chaque fois. Les yeux de son mari se perdirent dans une mare d’incompréhension. Une vieille à sa droite clama soudain : « La girafe a la grande pomme ! », puis éclata de rire. Raymond acquiesça sans lâcher du regard cette inconnue familière qui se fit une place à ses côtés.

Marie déposa son plateau sur la table, déclenchant des cris admiratifs. Elle en sortit les petites cuillères et les assiettes à dessert. Elle déposa enfin le gâteau au yaourt avec précaution. Un doigt se tendit pour toucher le glaçage. Repoussant la main curieuse, elle expliqua que tout le monde aurait une part et protégea vivement l’intégrité de son dessert.

Raymond, la tête levée vers elle, la considérait avec l’attention de Champollion devant des hiéroglyphes. Il avait malheureusement perdu la pierre de Rosette et n’arrivait pas à déchiffrer le visage de sa femme.

Le couteau traça des sillons bien nets dans le gâteau. Le glaçage blanc crissait comme un manteau de neige  traversé par un voyageur. Le jaune lumineux du gâteau contrastait comme un soleil sur la céramique blanche des assiettes.

Marie avait le sourire qu’elle affichait tous les dimanches depuis leur mariage. Elle se voyait tendre une assiette à dessert pour lui seul, puis pour lui et les enfants, puis pour lui et les petits enfants, puis pour lui et les vieilles dames de l’EHPAD.

Raymond mordit dans la tranche de gâteau.

Cinquante ans de recette minutieuse se déposèrent sur ses papilles. D’abord le mélange simple et irrésistible de farine, d’huile et de sucre rehaussé par l’amertume du yaourt – ce même yaourt qu’il allait lui-même chercher chez le crémier quelques années auparavant -. La texture moelleuse avait le même arôme que celui qui se diffusait dans la maison lorsque Pascal et Brigitte, encore petits, attendaient la fin de la cuisson. La couleur lumineuse évoquait le caquètement des poules au fond du jardin. La subtile infusion d’écorce d’orange enrichissait la saveur simple du gâteau au yaourt ; elle portait les stigmates des années maigres, où le jeune couple n’avait pu s’offrir que quelques fruits pour Noël. Les papilles, titillées par le sel déposé sur la croûte, découvraient la magie du glaçage : la bouche découvrait d’abord une texture croquante et fraîche, puis le sucre fondait délicieusement sur la langue, plaisirs simples de la vie, maintes fois remémorés.

Raymond dégusta sa bouchée le sourire aux lèvres.

_ C’est parfait, comme à chaque fois. Merci Marie pour ce dessert.

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