Un conte de Grimm

Voici un autre texte non sélectionné à un concours de nouvelles. Il s’agit du concours de la Fête du livre de Bécherel 2017 avec pour sujet imposé « Toujours vert ». J’ai pris le thème dans tous les sens de l’expression pour écrire Un conte de Grimm.

J’ai beaucoup travaillé l’écriture pour le parler d’un des personnages, peut-être au détriment du reste… C’est mon jugement a posteriori. A vous de découvrir ce qui m’a pris tant de temps pour rédiger cette nouvelle !

Pour plus de confort, vous pouvez télécharger Un conte de Grimm au format epub pour pouvoir la lire sur tablette et liseuse.

Un conte de Grimm

Télécharger au format epubIl n’y a pas si longtemps vivait au village une fermière à la chevelure d’automne. Les commères disaient que son corps s’était flétri à ne fréquenter que ses chevaux plutôt qu’un homme et qu’elle n’aurait qu’à pleurer à la fontaine miraculeuse lorsqu’il sera trop tard.

La fermière n’écoutait pas les vieilles pies. Elle vivait auprès de ses animaux et jamais ils ne la jugeaient. Lorsqu’elle remontait du village, son troupeau l’escortait depuis le bas du champ.

La fermière sourcilla. Épona manquait à l’appel. La jument grise jouait les filles de l’air depuis trois semaines. Elle l’avait retrouvée plusieurs fois broutant le long du bocage, la crinière pleine de nœuds, l’attitude facétieuse.

Elle resserra son foulard, enfila sa cotte et chaussa ses bottes pour partir sur les traces de la fuyarde. Elle traversa le pâturage suivie par ses chevaux. Le temps était pluvieux en ce milieu de septembre. Un cumulus s’éloignait, déversant des traînées de pluie sur le village en contrebas et laissant apparaître des nappes ensoleillés sur la colline.

Cette fois, Épona avait brisé la barrière. Alors qu’elle suivait les traces de sabots qui longeaient le bocage, la fermière s’interrogeait sur les escapades régulières de sa jument au caractère doux et constant. Pourquoi s’enfuir si souvent ? Le vent qui chassait les nuages lui ébouriffait les cheveux. Elle descendait dans le creux de la vallée.

Un hennissement d’appel la guida plus profond.

Le cheval l’attendait, les pieds dans l’eau. Sa robe se détachait nettement du granit qui s’élevait comme une aiguille au-dessus de la source. Une niche creusée dans la pierre abritait un saint.

La fermière descendit dans le val. Autour d’elle, l’orée du bois la nimbait de verdure. Les oreilles en alerte, son cheval recula, battant l’eau des sabots.

Par-dessus le raclement des feuilles poussées par le vent et le bruissement de la source, elle entendit brusquement comme un millier de petites voix chuintantes.

Une masse se détacha lentement de la futaie. Un vieillard apparut entre les arbres. Peut-être était-ce parce qu’il la surplombait, mais il sembla un géant aux yeux de la paysanne. Le visage à la peau brune ridée comme l’écorce était surmonté de cheveux drus en brindilles. Chaque pas s’accompagnait de craquements tel le plancher d’une vieille maison. Le soleil rasant éclaira ses jambières scindées d’osier, sa tunique de mousses et le chapeau de feuilles où perlait la brume.

_ Serait-ce une âme humaine perturbant mon domaine ?

Alors que le noir de la nuit se diffusait dans le bleu du jour, une constellation de pupilles brillantes s’approcha depuis les fourrés. L’humus bruissait sous les pattes des habitants du bois. Un couple de renards glapit en apercevant l’humaine, faisant fuir une nuée d’oiseaux.

Des lucioles voltigeaient au-dessus du petit peuple magique. Des farfadets aux chapeaux de feutre, des lutins de pierre, des fées en robe de pétales devinrent visibles. Trois korrigans montaient l’encolure de la jument. Ils saluèrent l’éleveuse en soulevant leurs chapeaux.

Il émanait de la créature toute proche une forme de si ancienne noblesse que la femme ploya du genou pour la saluer. Elle lui demanda humblement qui il était.

_ Sucellos est mon nom, tâche de t’en rappeler. J’ai sous ma protection prairies, bois et fourrés. Ah ! Qu’il est loin le temps où j’étais adulé, des contreforts du Levant jusqu’aux Monts d’Arrée. Vous parcouriez la lande sitôt la lune levée, les bras chargés d’offrandes pour un vœu exaucé. Pour un boisseau de blé, du vin, du houblon, vous pouviez espérer des récoltes à foison ! Sache que tes ancêtres venaient me quémander la naissance d’un être pour le solstice d’été. À cette progéniture si divinement née, un prénom de Nature venait me remercier. Les clochers ont poussé sur nos sources sacrées. Plutôt que ma magie, vous priez Sainte Marie. Que vois-je à tes côtés ? Une jument pommelée ! Avec un tel présent, je te donne un enfant !

La créature la toisait d’un air satisfait. La fermière posa une main protectrice sur la crinière de son cheval. Elle se sentait nauséeuse ; ses membres tremblaient. Qu’avaient-t-ils donc tous à vouloir l’engrosser ?

_ Je ne suis pas venue pour ça. Je souhaite seulement ramener Épona. Je n’ai besoin de rien d’autre.

Une intense chaleur émana de la créature. Sept cercles magiques se propagèrent dans le sol comme les ondes d’eau sur un lac. Les ronces fleurirent puis s’asséchèrent. Les feuilles des arbres tombèrent comme une neige rousse. La source glougloutait avec une fumée d’eau bouillie. Les animaux du bosquet s’enfuirent en glapissant.

_ Tu refuses mon don ? Je ne peux l’accepter ! Pour laver cet affront, ta vie va s’achever !

Ses bras levés comme une ramure, le vieillard dominait la femme apeurée. Une lueur verte irradiait dans ses veines, une lueur toxique de poison végétal. Elle voulut fuir mais ses pieds s’enfonçaient dans le sol, ses articulations s’engourdissaient et craquaient. Sa peau la tiraillait et craquelait en esquilles d’écorce. Elle se changeait en arbre du bocage.

D’une brève détente, la jument rua contre le tronc du vieillard.

_Monte ! Monte ! Monte !, piaillèrent trois voix sur l’encolure.
Avec une infinie lenteur, elle se courba sur l’échine d’Épona. Ses pieds, enracinés dans la vase, refusaient de bouger.

Six petites mains la tirèrent hors de terre.

Épona galopa loin du bois. L’arbre-vieillard mugissait encore sa haine des hommes qui l’avaient oublié. Ils traversèrent le champ à grande vitesse, ameutant le reste du troupeau en une chevauchée folle sous la lune d’équinoxe. Ils s’arrêtèrent près de l’étable.

La lumière électrique faisait pâlir les trois petits hôtes sur l’encolure.

_Pardon de t’avoir menée dans le vallon, s’écrièrent-ils d’une petite voix flûtée avant de disparaître un à un.

La fermière descendit de sa jument couleur de lune aux crins tout emmêlés. Elle était encore engourdie par le mauvais sort, les jambes lourdes, le dos ankylosé et la gueule de bois.

Elle ignorait qu’en s’enfuyant Sucellos n’avait pu lui ôter le cadeau qu’il avait été si prompt à lui donner.

La paysanne referma d’un coup sec l’ouvrage qu’elle tenait. Son fils, le visage illuminé par la lampe de chevet, ne dormait pas.

_ Quand je t’ai demandé de m’expliquer pourquoi on dit au village que mon père était un vieillard toujours vert qui ne t’a laissée qu’une gueule-de-bois, je voulais pas que tu me racontes une histoire à dormir debout.

Sept ans. L’âge de raison.

_ Ce n’est pas une histoire à dormir debout, c’est un conte de Grimm.

_ Je te croirais si tu ne tenais pas mon cahier de français dans les mains. C’est la dictée de la maîtresse que tu fais semblant de lire !

La mère soupira.

_ Si je fais ça, c’est parce que les gens au village sont méchants. Tu ne dois plus les écouter.

L’enfant grommela en s’enfonçant dans les couvertures. Il lui tournait toujours le dos quand elle se leva pour éteindre la lumière.

_ Bonne nuit Sylvain.

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