Voici une nouvelle écrite dans le cadre du concours de nouvelles “George Sand” 2017. Le thème imposé était « En chemin… ».
Je suis en voyage d’affaires pour signer le plus juteux contrat de ma carrière. Malheureusement, ma secrétaire n’a pas choisi la bonne voiture de location et les tuiles s’enchaînent… J’espère que je vais tenir le coup, je suis perdue au milieu de nulle part !
Je vous laisse la découvrir. Pour plus de confort, vous pouvez télécharger La part de gâteau au format epub pour pouvoir la lire sur tablette et liseuse.
La part de gâteau
_ Quand je t’ai demandé de me réserver une voiture, je ne pensais pas qu’il serait nécessaire de te préciser jusqu’à sa catégorie et ses options ! Je n’ai même pas de GPS !
Téléphone vissé à l’oreille, je jetais mon sac dans l’habitacle.
À des centaines de kilomètres de Salt Lake City, ma secrétaire « archi-compétente » se confondit en excuses. Son ton couinant n’arrangea pas mon humeur.
_ J’ai bien compris que tu étais désolée. Je ne suis pas comme toi, pas besoin de me le répéter dix fois pour que j’enregistre. On en reparlera pendant ton entretien individuel. Moi, j’ai un client important à retrouver.
Je raccrochai. Un hoquet me scia le larynx en deux. Mes brûlures d’estomac reprenaient. Journée catastrophique. Non seulement ma secrétaire avait loué une citadine pourrie, mais ma valise avait été perdue. Mes affaires prenaient le soleil à Hawaï ! Je m’étais retenue pour ne pas gifler l’hôtesse de l’air.
Pas le temps d’attendre ma valise.
Pas le temps de chercher un autre loueur de voiture.
Un contrat mirobolant attendait ma signature à Springfield. Alors que je porte la même tenue que la veille et que je m’y rende en petite citadine sans GPS n’avaient aucune sorte d’importance.
Je démarrai en trombe.
La réussite avant tout.
Deux cent kilomètres plus loin, la montagne se dressait devant moi tel un fort imprenable. Je grimpais les lacets qui sinuaient jusqu’au col. La falaise à droite, le précipice à gauche. Une simple barrière me séparait de la chute. Le petit moteur peinait aux moindres côtes. Le compresseur de la climatisation émettait un râle chuintant depuis trois kilomètres.
J’accélérai.
Comme à mon habitude, je rejoindrais l’usine dans les temps, si ce n’est à l’avance. Ma réputation était en jeu. Mon client préparait le contrat du siècle.
Au détour d’un virage, je pilai devant un orignal. L’immense cervidé observa ma voiture. La peur me nouait le ventre. Sa ramure imposante s’élevait bien au-dessus du toit. Je klaxonnais pour l’effrayer. Il disparut dans les bois d’un galop lourd.
J’avançais. Je serrais tant le volant que mes articulations en étaient douloureuses.
Peu importait les obstacles sur ma route. Je ne lâcherais rien, comme lors de mon intégration chez Neocorp Inc, un bac littéraire inutile en poche. J’avais réussi à me faire une place parmi les loups du travail. Mon parcours se jalonnait de galons. De stagiaire exploitée, j’avais atteint la vingt-huitième place de l’organigramme, brisé le plafond de verre et le moral de mes collaborateurs.
Le plus haut sommet de l’Utah pouvait bien se dresser devant moi : je le gravirais en poussant la voiture si nécessaire.
Je descendais enfin les flancs de la montagne. Je n’eus pas le temps de décompresser. De la fumée s’éleva du moteur. Ma voiture ridicule n’avança bientôt plus que par son propre poids. Je me rangeais sur le bas-côté en pestant. Ma secrétaire ne verrait jamais la couleur de son augmentation.
Deux heures plus tard, la dépanneuse remontait cahin-caha les méandres de la route. La radio crachotait de la musique mexicaine. Adossée à la portière passager, je lisais mes courriels en me tenant la plus éloignée possible du garagiste.
La batterie du téléphone céda. Je levais le visage. Les parois rocheuses bordaient la route en un corridor de rocailles rouge sang. Des constructions modestes quadrillaient le fond de la vallée.
Alors que je rangeai mon téléphone inutile, le garagiste crut à une invitation à la discussion. Il me demanda aussitôt où une femme comme moi pouvait bien aller.
_ Springfield, Colorado.
La réponse sèche lui coupa toute curiosité. Le moteur de la dépanneuse meublait le silence. Les mains d’ours du garagiste tapotaient le volant. Je déchiffrai son nom sur sa cotte couverte de cambouis.
_ Pedro, vous devez réparer ma voiture pour cet après-midi. Dernier délai.
Il serra le volant. Ses narines s’élargirent.
_ Seul notre Seigneur fait des miracles.
Je sus qu’il n’avait pas compris à qui il s’adressait. J’insistai, comme si je ne l’avais pas entendu.
_ Par n’importe quel moyen ! Je vous paierai triple s’il le faut !
Pedro acquiesça, mal à l’aise. Il hésita avant de me demander mon travail. Je masquai mon sourire. Prévisible : il vérifiait que j’avais les moyens de le payer.
_ Je suis directrice de la gestion des flux sur l’aire pacifique Est.
Pedro eut l’air impressionné puis avoua son ignorance.
_ Je gère les flux de vente et d’achats.
_ Qu’est-ce que vous vendez ? De la nourriture ? Des habits ?
Je haussai les épaules.
Aucune importance. De tout. De rien. Des flux de marchandises. Des entrants et des sortants. Des conteneurs à taux de remplissage et de démarque. Des canards en plastique. Des armes. Des tongs. Une moto. Des médicaments.
_ Vous savez pas ce que vous vendez ?
Sa voix traduisait l’étonnement moqueur d’un homme du peuple sur mon travail de riche. Se sentait-il supérieur parce qu’il savait changer des bougies sur un moteur ? Lui, voyait immédiatement et concrètement le résultat de son travail. Moi, je percevais une prime mensuelle plus élevée que son salaire annuel.
_ Peu importe ce que je vends. Seule la vente compte.
J’avais un goût de bile dans la bouche. Nous arrivions devant le garage.
_ Réparez ma voiture pour 16h. J’ai un contrat à signer.
Quinze minutes plus tard, j’avais fait le tour du boui-boui où j’étais coincée. Il se composait exactement de deux rues parallèles et de trois perpendiculaires. Un bled paumé qui vivait de l’afflux de touristes venus voir les parcs de l’Utah. À cette saison, les rideaux métalliques étaient tous tirés.
J’étais piégée dans une ville morte.
L’air bouillant se troublait au-dessus de la route. Je n’aimais pas le silence de plomb qui m’environnait et cette sensation de vacuité qui m’envahissait. J’étais éprouvée. J’étais seule. Mes pensées n’avaient plus aucun exutoire. Mes souvenirs focalisaient sur le sourire supérieur du garagiste. Cet ignorant se moquait de mon métier qu’il jugeait inutile.
Des pick-ups se garaient sur le parking de l’unique échoppe ouverte. Il me sembla parcourir des kilomètres pour atteindre le Judy’s bar. Mon corps me rappelait combien il était fatigué par la tension permanente.
La musique country à l’intérieur fit disparaître le silence oppressant. Je m’assis à une table et dérogeais à mon régime pour m’offrir une bière. Mon estomac me brûlait de l’intérieur. Je ne me sentais pas capable de manger.
Les habitués me scrutaient. Il était évident que je ne faisais pas partie de leur monde.
Je consultais trois fois l’écran noir inanimé qui ne me renvoya que le reflet de mes traits tirés.
La fatigue accumulée me donnait les larmes aux yeux. Ou peut-être était-ce l’effet désinhibant de l’alcool.
Mon contrat devait attirer les foudres d’un quelconque dieu pour subir un tel acharnement. Même des animaux s’étaient dressés sur sa route ! Qu’importe ! Je ne lâcherais pas prise à ce moment crucial de ma carrière. Une friandise à plusieurs millions d’euros ne se partageait pas.
La serveuse me rejoignit pour savoir si tout allait bien. Je hochais nerveusement la tête. Mon coude butta sur ma pinte. Elle se renversa sur mon unique blazer.
Je hurlai d’exaspération.
Mes vêtements humides puaient la bière !
Sur l’instant, crier était la réaction la plus naturelle du monde. Pourtant, l’ampleur de ma rage effraya la serveuse. J’étais sous pression depuis si longtemps. La frustration éclata comme une bulle de savon. J’éjectais ma colère contenue.
La honte s’abattit instantanément, contrecoup logique du scandale.
Les gens se tournaient vers moi. J’explosai en sanglots, incapable de réagir autrement.
La patronne quitta son bar.
Je frissonnais d’appréhension alors que Judy s’approchait. La grosse femme se vêtait de grandes robes en tissu pour rideaux. Ses cheveux permanentés tournaient au violet. Je ne pouvais pas lutter. Elle me jetterai dehors comme un fétu de paille.
La patronne s’approcha pour me prendre dans ses bras.
Je me laissai faire. Elle posa ma joue contre son imposante poitrine. Des sanglots hachaient chacun de mes mots d’excuses. Mon mascara teinta la robe à fleurs de taches noires. J’inspirais. Son odeur rappelait le parfum de ma grand-mère. Des mots rassurants me dorlotèrent. Je me sentis poussée hors de la salle.
Je me laissai entraîner dans l’arrière-cour.
N’étais-je pas allée plus loin que n’importe quelle femme auparavant ? Ça me donnait bien le droit d’être prise en pitié et de craquer de temps en temps.
Judy me tapotait les épaules. Elle me dépouilla de mon tailleur souillé de bière. J’étais encore trop sonnée pour réagir. La patronne se dirigea vers une machine à laver. Le ronron du tambour annonça le lavage.
Il faisait un peu plus frais dans l’arrière-cour. Je frissonnais, vêtue de mes seuls sous-vêtements.
Judy m’offrit un change. Un tee-shirt promotionnel et un vieux jean. Je voulus m’excuser, la remercier, la gratifier.
Elle eut juste un sourire bienveillant en guise de refus.
Son acte gratuit me laissa dans l’incompréhension.
Je me sentais vidée et flétrie comme un ballon de baudruche dégonflé. Il n’y avait plus rien en moi. Je restais simplement là, perdue dans une bourgade dont je ne connaissais même pas le nom. Mon attente dura peut être dix minutes, peut-être une heure.
J’entrai de nouveau dans le bar.
La plupart des clients étaient partis. Aucun regard insistant ne suivit mon trajet jusqu’à mon siège. Pas un ne savait pour ma crise de nerf.
Quelque part au fond de moi, je fus soulagée d’avoir craqué dans un lieu inconnu et paumé, comme si m’effondrer était une évidence planifiée par mon inconscient.
J’attendis la fin du programme du lave-linge assise sur ma banquette en sky.
Devant moi, une écolière rêvassait devant la fenêtre, son cahier ouvert devant elle. Des gribouillis ornaient un bulletin à l’allure officielle. Elle soupira en replaçant ses lunettes à épaisses montures noires qui donnaient un air strict à ses douze ans.
_ Est-ce que vous gagnez beaucoup d’argent ?, demanda-t-elle soudainement, comme si parler à une parfaite inconnue était la solution miracle à ses questionnements.
Je m’empressais d’acquiescer en opinant de la tête. Cette jeune Américaine me rappelait ma situation au même âge. Je souhaitais lui transmettre toute mon expérience d’adulte à la carrière accomplie. Une longue tirade sur l’importance d’un métier plaisant me vint en tête. Ma bouche lui transmit autre chose :
_ Sans argent, tu es réduite à un calcul permanent pour te nourrir, te loger, t’habiller. Ne parlons pas des loisirs ! Inexistants ! Si tu veux réussir, prends garde à choisir un cursus doté de bonnes chances de trouver un emploi, et si tu es très forte à l’école, choisis-en un qui t’apportera un confort financier.
L’adolescente hocha la tête, concentrée.
_ Vous devez être très heureuse.
_ Oui. Bien sûr.
La réponse sonna faux dès les premières syllabes. Mon travail hypertrophié prenait tout l’espace disponible. J’usais mes week-ends à préparer la semaine suivante. Mon seul loisir était l’appel mensuel à ma mère.
_ Qu’est-ce que vous vouliez faire quand vous aviez mon âge ?
Les lointaines attente de l’enfance me vinrent en mémoire. Un sourire fugace se dessina sur mes lèvres.
_Archéologue.
Harrison Ford était mon premier amour. Puis comme tous les adolescents de mon âge, Jurassic Park avait achevé de me pousser dans la passion des sites enfouis, des trésors antiques et des fossiles. Il ne restait de mes lubies de jeunesse que des cartons de livres pour enfants sur l’antiquité et des figurines de diplodocus.
Mon rêve s’était estompé devant la réalité du marché du travail.
Mais peut-être avais-je trop vite baissé les bras ? Si j’étais capable de traverser les États-Unis pour m’approprier la gloire d’un contrat alléchant, je pouvais… j’aurais pu courir après les financements pour débusquer les reliques du passé.
Troublée par mes souvenirs, je vis l’entrée du garagiste comme un soulagement.
Je pouvais enfin repartir.
La petit citadine toussait de nouveau dans les montées. Je suivais pourtant les recommandations du garagiste. Non convaincu par ses réparations, Pedro avait empoché l’argent avant de me souhaiter bonne chance.
Le paysage aride défilait de part et d’autre de la route rectiligne.
Des pensées parasites tournoyaient dans ma tête, comme ces buissons de brindilles qui traversaient la voie en virevoltant. masquant le chemin que je m’étais tracée.
Pour la première fois depuis vingt ans, je doutais de la réussite de mon projet.
Au lieu de me concentrer sur mon objectif, je repensais à mes rencontres : Pedro, trop alléché par l’argent pour m’avouer que je vivais dans le virtuel, Judy, qui dans un dernier élan altruiste avait refusé jusqu’au paiement de ma note et cette jeune fille dont j’avais terni les rêves.
La radio s’était tue. Les ondes ne passaient plus entre les montagnes. J’étais seule sur mon plateau désertique, comme au fond d’un cratère. Des falaises lointaines m’entouraient.
Des voyants rouge et orange coloraient le tableau de bord. J’étais repartie trop vite : la panne était inévitable. J’espérais atteindre la prochaine bourgade pour prévenir mon client de mon retard et effectuer les réparations nécessaires.
Je parvins à rouler vingt kilomètres puis ma voiture refusa d’avancer.
La colère s’était envolée : ce n’était qu’une infortune de plus.
Résignée, je sortis du véhicule.
Je marchais en suivant une ligne téléphonique. La touffeur de l’été ouatait le paysage en courbant l’air d’ondes chaudes. Rien ne bougeait autour de moi. L’immensité de la plaine dessinait un paysage dépouillé à une ligne d’horizon. Cette monotonie avait quelque chose d’apaisant.
Le câble de téléphone bifurquait sur un chemin de terre ocre.
Une falaise orange et blanche se dessinait au rythme de mes pas. Auparavant trop concentrée sur le ruban d’asphalte et les obstacles qui me barraient la voie, je n’avais pas encore remarqué le nuancier du Colorado.
Les couleurs chaudes du sable et des rochers se superposaient par aplats impressionnistes, lames blanches sur liseré roux. Le vent avait dessiné des formes charnelles dans la roche. Les couches successives se creusaient en leur centre comme les traces de doigts d’un immense potier.
Des buissons pugnaces s’accrochaient aux escarpements puis à l’ombre de la falaise, la végétation couvrait progressivement l’ocre du désert d’un manteau vert. Depuis la lisière sauvage, un verger alignait les pommiers en un peigne bien ordonné.
J’allais rejoindre la civilisation et obtenir de l’aide.
Des motifs dans la pierre attirèrent mon attention. Je ralentis le pas. Des lézards géants étaient gravés dans la roche. Leurs formes naïves courraient de crevasses en à-pic. Des hommes dansaient après la chasse, dans un fin entrelacs de gravures plus claires.
Un artefact amérindien couvrait la falaise.
Je souris. J’acceptai ce clin d’œil à mon enfance que m’offrait la nature. Mon imagination se raviva. Mille questions se pressaient. Quel peuple vivait ici ? Avait-il laissé d’autres vestiges ? Que signifiaient ces lézards ?
Je fus émue par l’évidence de leur extinction. Ces hommes et ces femmes avaient tous disparus. Il ne restait d’eux qu’une poignée de reptiles rupestres, témoin fragile de leur existence.
Que resterait-il de moi ? Le souvenir de ma parfaite gestion des flux ? Un numéro de matricule dans les fichiers de Neocorp Inc. ? Un paraphe vainqueur sur un contrat à plusieurs zéros ?
La vanité de mon existence me fit vaciller.
Je n’étais qu’un grain de sable poussé par le vent de l’urgence permanente. Les poches remplies d’argent, j’étais creuse. Ma course effrénée ne me laissait qu’un corps ulcéré.
La peur de disparaître sans laisser de traces me donna le vertige.
Je regardai en arrière. J’étais trop loin pour apercevoir ma voiture. J’avais traversé tant d’années en suivant le leurre de la réussite, toujours insatisfaite. Peut-être que le bonheur se trouvait dans la quiétude d’un paysage ou dans le sourire d’une patronne de bar.
Je détournai le regard de mon point de départ et repris ma marche.
Je rejoignis une ferme modeste à la peinture décrépie. Un tracteur attendait devant le perron. Un délicieuse odeur flottait depuis une fenêtre ouverte. J’inspirais profondément. La senteur des pommes cuisinées se mêlait à la cannelle.
Je souris.
J’avais le temps de déguster une part de gâteau.
Licence
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