Pleine nuit. Brouillard épais. Jacques entend de mystérieux coups de boutoirs en rentrant de la taverne. C’est une lavandière en deuil qui nettoie son linge dans l’eau glaciale.
Voici une nouvelle écrite dans le cadre du Prix Imaginarius 2017 mené par le site Short-Edition. En 8000 caractères maximum, la nouvelle devait appartenir aux genres de l’imaginaire. Le thème était « Brume ».
J’ai eu beaucoup de commentaires très positifs sur cet écrit. Cela fait plaisir d’être soutenue par une communauté de lecteurs !
Je vous laisse à votre rencontre avec La Lavandière. Pour plus de confort, vous pouvez télécharger La Lavandiere au format epub pour pouvoir la lire sur tablette et liseuse.
La Lavandière
Jacques quitta la taverne, le ventre gros de quelques pintes de cidre et les joues rosies par un doigt de liqueur.. Hors de la taverne surchauffée, la lumière ténue de sa lanterne peinait à éclairer le chemin jusqu’à sa chaumière. Une demi-lune glaciale faisait un halo argenté dans la bruine qui tombait. Le villageois éméché protégea d’un revers de bras la flamme en longeant les murs.
Les contes du ménestrel s’étouffaient peu à peu dans l’humidité de l’air. Des bruits de coups réguliers, comme une branche tapant sur un toit, accompagnaient sa marche hasardeuse dans les volutes de brouillard.
Il longea le lavoir. La frappe se fit plus audible. Le brouillard plus intense au bord de la rivière effaçait les maisons et le chemin dans un univers gris lunaire. Une lueur éclairait les dernières marches de l’escalier qui menaient au lavoir.
Une femme officiait à genoux sur la margelle. Elle portait le costume du village. Sa tenue sombre de deuil se fondait dans la noirceur de la nuit. Seules les dentelles de sa coiffe et de sa robe se détachaient nettement.
Jacques l’appela. Il n’obtint comme réponse que le lancinant bruit du battoir, puis le raclement de la planche à laver. Elle chantonnait en plongeant ses mains dans l’eau, la brume s’ouvrant autour d’elle comme une nappe de buée glacée.
Absorbée par son labeur, elle l’aperçut lorsqu’elle tira son linge humide dans sa bassine. Usée par le travail, son visage ridé s’ouvrit d’un sourire édenté avant de l’ignorer à nouveau. Elle attrapa un drap pour l’essorer. Ses mains caleuses glissaient sur le linge.
Hypnotisé par la tâche de la lavandière, Jacques frissonnait à l’idée des aiguilles du froid qui devaient courir dans les doigts lorsqu’elle saisissait le linge. La robe mouillée lui collait aux cuisses. Imperturbable, elle s’exécutait à la cadence d’un automate.
Il déposa sa lanterne contre la margelle. La pitié l’avait fait dégriser et il lui proposa son aide.
Aussitôt, un pan de tissu glacial lui revint dans les mains. La laveuse saisit l’autre extrémité et commença à la tordre.
Le drap rêche tournait difficilement. Il pesait lourd dans les doigts gourds. Un liquide brunâtre gouttait dans la rivière et formait une nappe d’huile dans l’eau du lavoir. L’odeur du croupi exsudait du tissu.
D’épais nuages firent disparaître la lune. Le brouillard les enveloppait dans une atmosphère de marécage. Un halo grisâtre irréel gommait le paysage, ne laissant que les lignes ténues de la margelle et de l’escalier.
Ne restait que la blancheur du lin qui glissait des mains du villageois. Il serrait le tissu à s’en blanchir les jointures. L’eau s’écoulait dans ses manches, faisant des sillons gelés jusqu’à ses coudes.
Le drap formait une vrille épaisse. Il s’entortillait et rapetissait, rapprochant la lavandière au visage décharné par le labeur. Elle chantait pourtant. Un murmure lancinant au rythme de son battoir qui plongeait dans l’eau.
Grelottant, Jacques s’agrippait au tissu, tournant le drap à s’en arracher la peau. Transi de froid, il s’acquittait de sa tâche avec l’empressement de celui qui souhaite rentrer chez lui, regrettant le sincère altruisme qui l’avait conduit à l’aider.
Un cri de douleur muette déforma le visage de la lavandière. Aucun son ne sortit de sa bouche, mais il transperça le villageois tel un frisson.
La lanterne s’éteignit.
Ne restait que la lueur ouatée qui auréolait la damnée.
_ Tu as sali le linceul de mon mari !
Jacques baissa le regard sur le drap blanc. Ses mains ensanglantées par le travail souillaient le tissu de traînées rouges.
La vieille sourit.
_ Nous allons nous remettre à l’ouvrage.
La lavandière s’agenouilla, saisit le drap mortuaire et le jeta dans la rivière. Jacques tremblait de froid et de peur. Il ne voyait plus autour de lui que cette femme qui rinçait son linge, les poignets enfoncés dans l’eau glaciale. Tout le reste avait disparu dans une brume surnaturelle.
Elle lui demanda de l’aider et il s’inclina pour sortir le linceul de l’eau. Elle saisit son battoir pour frapper le tissu. Il l’attrapa pour le tordre. Elle en prit l’autre bout et vrilla le drap. De l’eau rougeâtre suintait des fibres de lin, râpeuses comme du papier de verre.
Des taches rouges marquaient le tissu.
La vieille sourit :
_ Nous allons nous remettre à l’ouvrage.
Jacques s’agenouilla pour lancer le linceul dans l’eau. Le battoir tapait déjà l’étoffe. L’eau exsudait contre la margelle. Les bras livides de la lavandière hissèrent le drap pour l’enrouler sur lui-même. Jacques, à l’autre extrémité, forçait en sens inverse. Le lin gelé était dur comme du bois.
Du sang réapparut entre les vrilles du tissu.
La vieille sourit :
_ Nous allons nous remettre à l’ouvrage.
Jacques saisit le drap et le plongea dans l’eau. Il le tira vers lui pour le replier plusieurs fois. Les pans de tissu s’alourdissaient chaque fois un peu plus. La vieille lui jeta son linge dans les bras. Le battoir frappait les fibres du lin. Ils vrillèrent le linceul, qui recrachait de l’eau croupie.
Une couleur macabre teintait déjà le tissu.
La vieille sourit.
On retrouva son corps noyé le lendemain, les bras brisés et les mains usées jusqu’à l’os.
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