Voici Fusion, une très ancienne nouvelle, si ancienne que je ne sais même plus à quel concours je l’ai présentée. Je peux seulement dire que c’était en 2008.
Monsieur Dusseuil se transforme en pilote de course après le travail. Sa voiture devient le prolongement de lui-même… jusqu’où le mènera la fusion avec son véhicule ?
En la relisant, j’ai hésité à la publier telle qu’elle : Fusion me paraît avec le recul très perfectible. Et vous, qu’en pensez-vous ?
Fusion
La nuit tombait sur un parking presque désert autour duquel trois immeubles de bureaux se regardaient en chiens de verre et d’acier. Leurs façades étaient tachetées des rares points lumineux où l’on travaillait encore.
Monsieur Dusseuil regardait son écran d’un air las, tapotant de temps à autre le clavier. Il jeta un œil à sa montre, puis se décida en soupirant à éteindre l’ordinateur. Rien ne s’était passé comme prévu aujourd’hui. Une fois encore, les fournisseurs étaient en retard, les logiciels en panne, le responsable absent, le café froid. Il enfila sa veste d’un air résigné tout en allumant la cage d’escalier, traçant un sillon doré sur le flanc de l’immeuble, puis rejoignit son Opel Astra grise métallisée.
Tel un signe de reconnaissance, les phares clignèrent tandis qu’il appuyait sur le bouton du déverrouillage des portes ; il ouvrit la portière et se glissa sur son siège molletonné. Il effleura le volant de cuir et l’insigne à l’éclair qui siégeait en son centre, puis encocha la clef de contact, sans la tourner toutefois.
Dans l’atmosphère capitonnée de l’habitacle que l’on devinait à peine sans la lueur du plafonnier, il laissa reposer sa tête sur le dossier et prit le temps de se relaxer. L’Opel devait posséder une sorte de pouvoir inconnu, talisman contre les pensées moroses qui prenait source dans ses lignes gracieuses et épurées ou dans son odeur de cuir.
Monsieur Dusseuil aimait l’atmosphère apaisante de sa voiture.
Les tracas de sa journée enfin oubliés, il attacha sa ceinture, tourna la clef de contact et alluma ses phares. Il sortit du parking, sinua entre les ronds-points puis s’engagea sur la nationale. Rouler était le plaisir fugace et intime de Monsieur Dusseuil. Dans la noirceur de la nuit, son propre corps s’effaçait au profit d’un nouveau, tout en courbes métalliques, assoiffé de carburant et de kilomètres.
Tandis qu’il se fondait dans sa carapace de métal, oubliant ses besoins et ses attentes inutiles d’employé, élargissant sa conscience à toute sa voiture, se percevant énorme et puissant. Prolongeant ses membres dans les roues, ses yeux se divisaient en de multiples rétroviseurs et sa tête devenait le moteur.
Homme de métal aux jantes chromées, il était l’osmose parfaite entre le charnel et l’objet. Le contact du pneu sur la route, l’impact du coup de volant sur la direction… ses sens en alerte, du toucher jusqu’à l’ouïe, lui transmettaient la moindre variation de l’environnement extérieur.
La longue route bordée de lampadaires élancés devenait de plus en plus sombre et cahoteuse sur les kilomètres oubliés entre les grandes villes. Tandis que les voies se rétrécissaient lentement, il ressentait cette excitation puérile à l’approche du Jeu. Sa conduite se fit plus souple, plus vive tandis qu’il se rapprochait du point de rencontre : l’aiguille devait atteindre le quart inférieur droit du compteur, ou il serait trop lent pour Eux.
La BMW métallisée apparaissait déjà derrière lui. Elle était toujours la première à le rattraper, lui collant l’arrière-train, plus par jeu que par agacement, phares arrière contre phares avant. Grisé par la présence de sa partenaire de jeu, il accéléra et doubla par la droite une vieille Citroën cabossée qui klaxonna de mécontentement.
Le Jeu avait commencé. Ils étaient quatre chaque nuit à sillonner la même route de leurs phares, arpentant le bitume et espérant ne jamais se faire attraper. Il participait au Jeu depuis déjà deux ans ; au début, il ne comprenait pas pourquoi ces trois voitures, toujours les mêmes, le dépassaient tous les soirs, le titillaient sur la corde sensible qu’est la vitesse ; et puis un jour, sans vraiment savoir pourquoi, peut-être par exaspération de rester à l’arrière, il les suivit, et depuis il n’avait jamais décroché.
Il s’écarta pour laisser une Porsche s’insérer sur la voie d’accélération ; il savait que son dernier compagnon de route, une Audi A3 TT réglée comme du papier à musique, surgirait derrière lui dans quelques secondes.
Bien que son moteur soit le moins puissant, il mettait un point d’honneur à ouvrir le bal, la course, le jeu, peu importe comment il l’appelait. Les autres le suivaient docilement, profitant de son aspiration pour lécher son pare-choc. Il savait que dans les premiers kilomètres, il prenait trop de risques : trop proche de la ville, trop proche d’un contrôle policier… Mais la tentation était si forte et la symbiose mécanique si grisante, qu’il était impossible de lui inculquer la prudence.
Tandis qu’il appuyait sur l’accélérateur, son moteur grondait la joie qu’il avait à s’exprimer. Organisme biomécanique, sa tête n’était plus encombrée d’idées inutiles : la vie n’était plus qu’une ligne courbe à parcourir à pleine vitesse. Il devait avaler le bitume en compagnie de ses frères. L’unique règle consistait à atteindre froidement sa limite physique : lorsqu’il lui était impossible de pousser plus loin son moteur.
La BMW déboita de la file et vint se placer contre son flanc, rétroviseur contre rétroviseur : ils roulèrent côte à côte pendant une longue minute, se rapprochant au plus près sans se toucher, maîtrisant chaque mouvement. Des phares exaspérés clignotèrent derrière eux, les rappelant à l’ordre de la course, du jeu, de la formation, et l’homme-machine se laissa doubler et chaperonner par cette BM trop puissante.
Instant fugace de meneur à mené, de souris à chat, où il calma ses rugissements de moteur et revint à des agissements plus sages. Partage des risques, partage des points, tel un permis unique pour quatre malins… Il suivit la voiture de tête, hypnotisé par les couleurs de ses feux arrières.
Toujours ponctuelle, l’Audi apparut dans son rétroviseur au kilomètre 45, le doubla avec fluidité et s’inséra devant la BMW. Instant de joie d’être enfin au complet, et déception d’un arrêt du Jeu futur : il devrait bientôt bifurquer vers la route départementale et calmer son ardeur dans les sinuosités rugueuses de cette chaussée déformée…
Sa carrosserie fendait l’air en un grand éclair gris et le vent sifflait à ses oreilles tandis qu’il suivait les deux véhicules de tête. Il se mit à compter les secondes qui allaient bientôt le séparer de ses compagnons métalliques. Désormais dernière du peloton, la Porsche l’enjoignit à rester avec eux, s’engageant contre son flanc droit, puis bloquant sa fuite par l’arrière. Il accéléra, fit une queue de poisson à l’arrogant véhicule et s’engagea sur la voie de décélération.
Il prit trop vite le virage serré en sortie de nationale, dérapa sur des gravillons, perdit le contrôle, explosa la rambarde de sécurité et s’écrasa contre un arbre.
Le klaxon hurla longtemps avant qu’on ne le retrouve, le crâne éparpillé sur le pare-brise, le visage fondu dans le volant. L’Opel n’était plus qu’un amas de métal froissé, un pare-brise étoilé d’impacts, et un moteur compressé. Les pompiers récupérèrent les morceaux du corps, déplorant le dysfonctionnement de l’airbag et l’irresponsabilité du conducteur, puis laissèrent la dépanneuse emmener ce qui restait de la voiture. L’amas de métal souillé de sang fut emporté dans un grincement métallique. Un soubresaut et le contenu de la boîte à gants s’éparpilla sur le siège passager : la carte grise au nom de Monsieur Dusseuil et les manuels d’utilisation tombèrent sur le tapis de sol, bientôt suivi par des boîtes de CD. Du fond de la boîte s’envola une série de photographies d’une famille posant devant la voiture flambant neuve : une petite fille aux couettes ébouriffées souriait à l’objectif ; maman, prise sur le fait, se maquillait devant le rétroviseur ; papa contemplait ce qui se cachait sous le moteur.
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